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Devant les jeunes gens qui approchent ses filles, le père élève la muraille de Chine de ses sourcils mais ne peut empêcher joseph Lyman de séduire une Vinnie racée, coquette et pleine d'esprit. Le jeune homme l'embrasse devant ses rosiers puis disparaît, prétextant qu'elle n'aurait pas supporté de quitter la maison familiale. Vinnie demeure pétrifiée au milieu de ses roses, comme dans un conte à l'heure nécessaire de la malédiction.
Le déserteur des roses disparaît à l'horizon. Sous les sabots de son cheval, une poussière d'étoile, la poudre .d'or d'une vision, le tout premier portrait d'Emily écrit par lui en 1860 : « Voici qu'entre dans la bibliothèque faiblement éclairée un esprit vêtu de blanc, une silhouette si drapée qu'elle semble brumeuse, un visage moite, d'albâtre lumineux, un port de tête ferme semblable à celui d'une statue de marbre. » Des yeux « noisette » qui ne voient pas les apparences mais « l'âme des choses », des mains « petites, fermes, habiles, indifférentes aux choses périssables, très puissantes et parfaitement sous le contrôle du cerveau », une bouche « faite pour rien d'autre que prononcer des paroles choisies, des pensées rares, d'étincelantes images étoilées, des mots blessés à l'aile ».
Emily n'a pas, de son vivant, le front cerclé par la couronne du génie – tous ses écrits dormant au fond du tiroir de sa table de chevet, et sa couronne d'épines avec. Pendant qu'elle écrit, Vinnie nourrit les chats qui la suivent partout dans la maison. Elle balaie aussi les escaliers et fait les courses. Elle tient le rôle de Marthe dans les Évangiles, elle en a la rudesse sentencieuse. « Mon père avait la foi, ma mère, l'amour. Mon frère avait Amherst – et Emily avait la pensée. Elle était la seule d'entre nous à avoir ce travail-là. » Sa sœur ne sortant plus, elle lui sert de mannequin, essaie dans les boutiques les robes blanches qu'Emily portera. Aux marchands qui lui demandent pourquoi elle n'incite pas sa sœur à prendre l'air « pour son bien », elle rétorque qu'Emily est douée pour une ardente vie de lecture : pourquoi diable la contraindre à autre chose ?